La copie au pochoir au XVIIIe siècle : un Responsorial pour les Chartreux de Bonpas

Entre la seconde moitié du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe, quelques établissements ecclésiastiques qui ne disposaient pas de presses à imprimer et avaient perdu la maîtrise de la calligraphie d’apparat, développèrent une technique de copie particulière dont le rôle est longtemps resté méconnu : le pochoir. Depuis une dizaine d’années, les travaux de Claude-Laurent François et d’Eric Kindel ont largement contribué à mettre en lumière cette pratique, qui semble avoir eu cours dans le royaume de France et, de manière un peu plus marginale, en Allemagne, en Flandres et à Rome. C’est à un exemplaire français, de la région d’Avignon, que s’attache cette courte étude.

Le responsorial

Comme la plupart des ouvrages « pochés », ce livre est un recueil de textes liturgiques. Son titre est éloquent :  Responsoria totius anni ad usum sacri ordinis cartusiensis, « Répons pour toute l’année à l’usage de l’ordre des Chartreux » [fig. 1]. Il rassemble des textes destinés à être chantés pendant les offices.

Les indications sur la fabrication et la localisation de l’ouvrage sont données dans un colophon, situé au bas du dernier feuillet [fig. 2]. On y lit :

« Scribebat F. Innocentius de Perrier Profess.
domus boni passus. Anno 1701. »

Fig. 2. Le colophon

Datées de l’année 1701, ce responsorial est donc l’œuvre d’un frère de la chartreuse de Bonpas (« domus boni passus »), Innocent de Perrier. Si l’on ne sait rien du scribe, le lieu de production est bien connu. Bâti sur un éperon rocheux près d’Avignon, la chartreuse de Bonpas surplombe la Durance [fig. 3]. Fondé au XIIe siècle, le monastère fut un point de passage important dans la région, un « bon passage ». L’existence d’un bac, permettant de traverser la rivière, y est attestée depuis 1166.

FIg. 3. La chartreuse de Bonpas (crédit : Wikimédia)

L’ordre des chartreux préconise une austérité totale : solitude, silence et travail constituent le quotidien des moines. Les statuts (I, 5) précisent que les pères doivent travailler entre les murs de leur cellule. Leur travail peut consister en une activité manuelle (« Par le travail manuel, le moine s’exerce à l’humilité et réduit tout son corps en servitude pour mieux atteindre la stabilité intérieure ») ou en l’étude des écritures (« Pour éviter de gaspiller en cellule sa vie dédiée à Dieu, il doit s’appliquer avec ardeur et discrétion à des études qui lui conviennent : non pour satisfaire la démangeaison d’apprendre ni celle de publier des livres, mais parce que la lecture sagement ordonnée donne à l’âme plus de force et fournit un support à la contemplation »). Inscrire au pochoir, lettre après lettre, les paroles des chants sacrés de la liturgie, c’était pratiquer à la fois un travail manuel, directement utile à la communauté, mais aussi méditer sur le sens du texte liturgique.

Matériel utilisé et méthode d’écriture

Le responsorial de Bonpas se présente sous la forme d’un in-folio (env. 38 × 26 cm), copié en rouge et noir avec des caractères de grande taille. C’est un volume de 198 pages, sur papier fort, précédé d’un feuillet de table. Les pages de l’ouvrage, réparties en cahiers de six ou huit feuillets, présentent des traces de restaurations anciennes et la couture est un peu lâche ; le livre peut avoir été déboîté puis remboîté dans sa reliure d’origine. Cette dernière est modeste, faite d’un cuir brun souple et épais, ridé, peut-être taillé dans une peau de cervidé [fig. 4]. Il s’agit probablement d’une réalisation locale.  

Fig. 4. La reliure

Chaque page des Responsoria de Bonpas comporte environ 25 lignes de texte (auquel s’ajoute une ligne de titre courant), pour un total d’environ 650 signes « pochés ». Les pochoirs employés au XVIIIe siècle sont généralement métalliques. Faits de laiton ou de cuivre, ils sont le plus souvent découpés au ciseau, parfois frappés à l’emporte-pièce, ou, plus rarement, « gravés » à l’eau forte (cette technique permettait d’obtenir des dessins beaucoup plus fins que la découpe). Comparés aux modèles perfectionnés de certains ateliers parisiens, les pochoirs des chartreux de Bonpas paraissent, somme toute, relativement sommaires. Innocent de Périers n’utilisent d’ailleurs aucun artifice pour masquer la technique employée : il ne masque pas les tenons des pochoirs, comme c’est souvent le cas dans les manuscrits plus luxueux.

Le matériel utilisé se présente sous forme de deux séries alphabétiques : un premier jeu de grandes capitales, très élégantes, d’une hauteur d’environ 22 millimètres [fig. 5], et un jeu de caractères de module moyen, chaque ligne mesurant environ 11 millimètres [fig. 6]. Les grandes capitales (toutes encrées en rouge dans l’ouvrage) sont au nombre de vingt-et-une (le scribe ne connaît pas le K, le U, le W, le X, le Y ni le Z). La diphtongue « Æ » a en revanche été ajoutée. Le dessin des lettres témoigne d’un réel souci d’harmonisation esthétique : certains tenons sont ajoutés à des lettres qui n’en ont pas besoin (comme le G ou le H ou le V), sans doute afin d’uniformiser le dessin.

Fig. 5. Inventaire des pochoirs employés (I) : alphabet de grande taille utilisé
pour les lettrines (hauteur approximative de chaque lettre: 22 mm).

Le jeu de caractères de module moyen présente des caractéristiques similaires : la série des capitales est plus complète, puisque le K, le U et le X font leur apparition (la ligature AE est en revanche absente). Le K ne figure pas dans les minuscules. À ce second jeu de pochoirs, on a joint les ligatures æ, ct et st, un jeu de chiffres (elzéviriens), des signes de ponctuations et un certain nombre de signes diacritiques. Le dessin des lettres présente le même souci esthétique que le jeu de capitales : des tenons non nécessaires sont ajoutés à certaines lettres (h, m, n, u,  v et x, ainsi que sur les ligature ct et st) dans un souci d’uniformité du dessin. On peut également noter le fort contraste entre l’épaisseur des pleins et la finesse des déliés qui font parfois moins d’un quart de millimètre de large.

Fig. 6. Inventaire des pochoirs employés (II) : alphabet de corps moyen,
employé pour le texte, les titres, les titres courants et la pagination
(hauteur approximative d’une ligne : 11 mm.)

Un point intéressant reste à noter : le matériel employé au début et à la fin de l’ouvrage n’est pas rigoureusement le même. Si les pochoirs employés au début continuent à l’être jusqu’à la fin du volume, un certain nombre d’éléments nouveaux font leur apparition. Dans les premiers feuillets, les signes diacritiques (abréviation –us, accents, tildes) sont rajoutés à la main, à l’encre brune, à l’aide d’une plume. Les virgules, elles, sont « amplifiées » à la plume, à partir d’un signe encré au pochoir. Mais, à partir de la page 51, le « tilde » (marquant l’abréviation du « n ») est tracé au pochoir. Après la page 53, l’abréviation -us, jusqu’alors tracée à la main, est remplacé par un signe « poché » en forme d’apostrophe. À la même page, l’accent grave fait son apparition au dessus d’un « a ». À la page suivante, au dessus d’un « e » minuscule apparaît l’accent aigu ; il sera répété (sur des « e », des « o », des « a » ou des « u ») jusqu’à la fin de l’ouvrage. Ces accents sont flottants : le scribe n’a pas disposé de pochoirs de lettres accentuées, mais d’un seul et même pochoir indépendant, appliqué au dessus des voyelles lorsque cela s’avérait nécessaire. La conséquence graphique de ce dispositif est que l’accent est toujours très légèrement décalé d’une fois sur l’autre au dessus de la lettre. La volute rouge qui orne le « V » marquant les passages chantés en solo, et qui était auparavant tracée à la plume, est dessinée au pochoir à partir de la page 51 ; là encore, il s’agit d’un signe « flottant ». Ces nouveaux signes ne seront pas utilisés avec la même fréquence tout au long de l’ouvrage : ils se comptent par dizaines sur certaines pages, et sont totalement absents sur d’autres. L’apparition quasi simultanée (entre les pages 51 et 54) de plusieurs nouveaux pochoirs montre que le copiste a complété son matériel d’un coup. La virgule « pochée », seul nouveau signe à paraître tardivement, ne se rencontre qu’à partir de la page 129.

Fig. 7. Exemple de texte « nouvelle manière » (avec accents pochés)

Entre manuscrit et imprimé

Les Responsoria de Bonpas ont tout l’air d’un livre imprimé. Le pochoir est une écriture artificielle qui, contrairement au manuscrit, ne laisse de place ni au hasard ni aux accidents (la main ne se « trompe » pas dans ses gestes). Chaque élément alphabétique répété dans les Responsoria de Bonpas est identique lors de toutes ses apparitions : les lettres ne connaissent pas de variantes de forme. Plus important encore : le geste même de l’écriture manuscrite, est aboli. Même si elle est réalisée à la main, l’écriture au pochoir substitue au tracé le traitement d’une surface. Elle est, de ce point de vue, plus proche de l’imprimé que de l’écriture manuscrite.

Mais plus que par la technique, c’est par la mise en page que les Responsoria  se rapprochent de l’imprimé. Comme les imprimés de l’époque, ce volume porte des titres courants et une pagination. Le dessin des lettres correspond à celui des caractères typographiques : l’alphabet est un romain assez classique, quoi qu’un peu étiré àl’horizontal pour une meilleure lisibilité de loin. L’influence de la typographie se retrouve jusque dans l’usage des ligatures.

Comparativement à la simple écriture manuscrite, le procédé d’écriture au pochoir est un dispositif lourd. Ce qui frappe, c’est le temps de travail nécessaire à la copie du texte. Le copiste de Bonpas, ce frère Innocent qui signe le colophon, manipule au moins quatre-vingt pochoirs différents, impliquant un temps considérable pour 1) trouver la bonne pièce et s’en saisir, 2) la positionner sur la page, 3) encrer le papier, 4) retirer soigneusement le pochoir et le remettre à sa place. Un livre calligraphié, même très soigneusement, était donc sans doute copié beaucoup plus rapidement qu’un livre écrit au pochoir.

Dans ce cas, qu’est-ce qui pousse les copistes à utiliser cette méthode d’écriture ?  Le responsorial est un livre liturgique, un livre de chœur, utilisé pendant l’office et donc, en quelque sorte, un intermédiaire entre Dieu et les hommes. Il doit être digne de figurer en place d’honneur, sur un lutrin dans l’église ou la chapelle du couvent. Le texte doit être correct, et le livre, sans nécessairement être luxueux, doit être beau. À une époque où l’imprimerie est devenu sans conteste le média dominant, il est possible que le savoir-faire calligraphique se soit perdu : l’utilisation de pochoirs serait alors un moyen alternatif pour obtenir une belle écriture.

L’utilisation du pochoir correspond par ailleurs à un effort supplémentaire pour produire un livre obéissant aux critères esthétiques du moment. Et le modèle choisi est celui de l’imprimé. Le dessin des lettres n’imite pas une cursive calligraphique, mais un caractère romain. Tout est mis en œuvre pour que l’œil s’y trompe et que l’ouvrage manuscrit passe pour un « vrai » livre, c’est-à-dire un produit typographique.

Références bibliographiques

  • Eric Kindel, « Recollecting Stencil Letters » in Typography Papers no5, Reading, 2003, p. 69.
  • Claude-Laurent François, “Les écritures réalisées au pochoir” dans Y. Perrouseaux, Histoire de l’écriture typographique. Le XVIIIe siècle, t. I, Gap, Atelier Perrousseaux, 2010, p. 48-77.

Edit : Consultez également la bibliographie très complète élaborée par Eric Kindel sur le pochoir : http://centaur.reading.ac.uk/90582/