La contrefaçon du Sidereus Nuncius : une archéologie du livre

La page de titre du SNML

La contrefaçon d’un exemplaire d’épreuves du Sidereus Nuncius de Galilée a dupé pendant quelques années les spécialistes du livre ancien. Prétendument déniché en Argentine par le libraire italien Massimo De Caro, cet exemplaire exceptionnel présentait des dessins au lavis brun, en lieu et place des gravures en taille-douce qui ornent habituellement cette édition pour présenter les premières observations du relief de la lune effectuées à l’aide de sa lunette astronomique par Galilée. Ces dessins inédits présentaient un intérêt d’autant plus élevé que cet exemplaire revêtait, au pied de la page de titre, l’ex-libris de l’illustre scientifique… Io. Galileo Galilei fecit. Le volume avait été acquis pour 500.000$ en 2005 par le libraire new-yorkais Martayan Lan qui estimait pouvoir en tirer, aux enchères, une sommes approchant les dix millions de dollars.

Le livre fut présenté pour expertise aux meilleurs spécialistes. Horst Bredekamp, historien de l’art allemand qui étudiait alors les dessins de Galilée, jugea que les croquis pouvaient être originaux et les interpréta comme des esquisses préparatoires, antérieures à la gravure des planches qui ornent habituellement les exemplaires du Sidereus nuncius. Il leur consacra en 2007 une première étude (un livre !). Mais, il semblait que cet exemplaire d’épreuves méritait une analyse plus approfondie. Bredekamp réunit donc autour de lui quelques-uns des meilleurs spécialistes de l’histoire des sciences et de l’histoire du livre qui se penchèrent sur le « SNML » (Sidereus Nuncius Martayan Lan). Ensemble, ils publièrent en septembre 2011, un coffret de deux volumes entièrement consacrés à l’analyse du SNML (volume 1) et à l’analyse des modalités de fabrication du Sidereus Nuncius (volume 2). L’exemplaire, présenté comme un volume d’épreuves préparatoires à la publication y était minutieusement décrit, analysé, interprété.

Hélas, on sait aujourd’hui que le SNML n’était qu’une contrefaçon. C’est en 2012 que le pot au rose fut découvert par l’historien Nick Wilding (Georgia State University). Sollicité pour rédiger le compte-rendu des deux volumes d’études publiés l’année précédente, Wilding fut pris de doutes et commença à enquêter. Il fit part de ses premières objections à Paul Needham, l’un des co-auteurs de l’étude qui, face aux arguments avancés, fut forcé d’admettre sa méprise. Le 31 mai 2012, dans le cadre d’une collaboration entre les deux scientifiques, la contrefaçon fut définitivement établie et démontrée.

L’affaire du faux Galilée cachait d’autres scandales, et notamment le vol d’un grand nombre de livres dans quelques-unes des plus anciennes bibliothèques italiennes par Massimo De Caro. Cette affaire, qui se déroule sur fond de relations troubles entre la mafia, le Vatican et le monde de la culture italien de l’ère Berlusconi, fit grand bruit lorsqu’elle fut révélée. Wilding fut appelé à donner une conférence sur le faux Sidereus Nuncius à la Bibliothèque nationale de France le 2 décembre 2014. Une version développée de cette communication a fait l’objet d’une belle publication aux éditions de la BnF sous le titre Faussaire de lune. Autopsie d’une imposture (2015). Ce petit ouvrage, au demeurant passionnant, était jusqu’à présent le seul disponible en français sur cette affaire.

[Collectif] SNML. Anatomie d’une contrefaçon, Bruxelles, Zone Sensible, 2020

Les éditions Zone Sensible livrent aujourd’hui au public francophone une nouvelle pièce à verser à ce dossier.

En octobre 2012, après les révélations de Nick Wilding, l’équipe de scientifiques qui s’étaient d’abord laissé abuser, se réunit pour procéder à de nouvelles analyses et étudier minutieusement les détails de la contrefaçon. Horst Bredekamp, Irene Brückle, Oliver Hahn, Manfred Mayer, Paul Needham, Nicholas Pickwoad et Theresa Smith participèrent à cette session de recherche bien particulière. On imagine sans mal le sentiment d’humiliation et le désir de revanche qui animaient alors ce groupe de savants : « L’enquête menée entre mai et octobre 2012 eut lieu dans une atmosphère de douleur, de culpabilité, de colère et de curiosité, le tout mêlé à un esprit collaboratif rarement égalé. » (p. 37). Ainsi, à l’automne 2012, le SNML fut-il disséqué. Le papier, l’encre, le foulage et les défauts d’impressions, la reliure (ancienne, mais remboitée) furent minutieusement analysés avec des moyens techniques (microscopie 3-D, analyses spectrométriques…) rarement sollicités dans le cadre d’une enquête bibliographique.

Ce sont les pièces de cette « autopsie » qui sont ici livrées par les auteurs. Ce livre, dont l’édition originale anglaise avait parue en 2014, se présente comme une suite de courts articles indépendants, qui forment un ensemble passionnant non seulement pour le caractère « anecdotique » de cette affaire (les histoires de faussaires sont toujours fascinantes), mais également parce qu’il permet d’approcher de façon précise et pertinente d’innombrables questions de bibliographie matérielle.

Curieusement, les points fondamentaux de l’argumentation que Nick Wilding exposait dans Faussaire de Lune ne sont pas repris ici : le faux cachet de la bibliothèque Cesi (point décisif de la démonstration de Wilding) n’est pas examiné, pas plus que les erreurs dues à la mauvaise compression des images numériques pour la production des clichés polymères. Mais les résultats de l’analyse du papier, de la reliure, de l’imposition des pages, que Wilding avait délaissés, sont ici magistralement exposés. Loin d’être redondant, cette Anatomie d’une contrefaçon complète donc parfaitement le Faussaire de Lune paru précédemment.

SNML. Anatomie d’une contrefaçon est servi par l’excellente traduction de Christophe Lucchese et Arnaud Baignot. Il est augmenté d’une préface et d’une postface de l’éditeur Alexandre Laumonier, qui aident à situer cette lecture dans son contexte. La mise en page est élégante et le façonnage particulièrement soigné (pratique habituelle chez Zone sensible qui – soit dit en passant – ont aussi publié cet automne un intéressant recueil de conférences d’Armando Petrucci). Le contenu, on l’a dit, est passionnant : une lecture que l’on recommandera donc sans hésiter à tous les étudiants soucieux de s’initier à l’histoire matérielle du livre… ou aux faussaires désireux d’éviter les écueils qui causèrent le naufrage de Massimo De Caro !

En librairie : 
Editions Zone Sensible
144 p.  120 illustrations en couleur.
Tirage limité à 1 000 exemplaires.
7 février 2020.  
ISBN 978 293 0601 42 7.
Prix : 23 €
Voir le site de l'éditeur

Références :

  • H. Bredekamp, Galilaei der Künstler. Der Mond. Dis Sonne. Die Hand, Berlin, Akademie Verlag, 2007
  • I. Brückle, O. Hahn (dir.), Galileo’s Sidereus Nuncius. A comparison of the SNML with orther paradigmatic copies, Berlin, Akademie Verlag, 2011
  • P. Needham, Galileo Makes a Book. The first edition of Sidereus Nuncius, Venise, 1610? Berlin, Akademie Verlag, 2011
  • N. Wilding, Faussaire de Lune. Autopsie d’une imposture, Galilée et ses contrefacteurs, PAris, BnF, 2015