La gravure comme loisir aristocratique ? A propos d’une planche inédite
Tout commence par une trouvaille de brocante : une plaque de cuivre gravée au burin à la fin du XVIIIe siècle, modeste portrait d’un sujet difficilement identifiable. La planche qui semble appartenir à une série (elle porte le numéro 3) est signée : « Le chevalier de Montjoux sculpsit. »
De ce portrait, aucune épreuve ancienne n’a pu être trouvée. De ce graveur inconnu des catalogues et des bibliographies, il subsiste quelques traces discrètes.
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Charles César de Rigot naît le 29 octobre 1746 à Poët-Laval, dans le diocèse de Die, à 10 km du château de Montjoux. Fils aîné de Jean-Jacques de Rigot de Montjoux, capitaine d’infanterie au régiment de Gâtinais, il appartient à la noblesse protestante de province. Comme tous les aînés de sa famille, il se destine à la carrière des armes et sert au régiment de Flandres. Il ne prend le titre de « chevalier de Montjoux » qu’à la mort de son père en 1786.
Cette gravure en témoigne : comme nombre d’aristocrates éclairés, Rigot de Montjoux occupe ses loisirs à la pratique des Beaux Arts. C’est sans doute ce qui explique son lien avec Laurent Guyot, graveur et marchand d’estampes parisien, grand spécialiste de l’aquatinte et notamment de la gravure en couleur. En 1788, ce dernier publie le Premier cahier d’arabesques propres à la décoration des appartements, recueil de planches ornementales tirées des dessins de Moreau le jeune et Lavallée-Poussin. La page de titre indique que le volume est « dédié à Monsieur Charles César de Rigot, chevalier de Monjoux, capitaine au Régiment de Flandre. Par son très humble et très obéissant serviteur Guyot. » Cette dédicace doit être comprise comme l’hommage rendu par l’artiste à son patron. Elle nous autorise à supposer que c’est sous la direction de Guyot que Montjoux s’est formé à la gravure.
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La gravure au burin est un exercice difficile qui requiert force et doigté. Le travail est d’autant plus délicat qu’il doit être pensé en miroir, l’épreuve finalement imprimée présentant une image inversée par rapport à l’œuvre gravée. L’écriture constitue de ce fait un exercice particulièrement retors, souvent affaire de spécialistes (les « graveurs en lettres » étudiés par Maxime Préau). Elle semble avoir donné du mal au chevalier de Montjoux, si l’on en juge par le caractère maladroit de sa signature.
Pour acquérir la maîtrise technique nécessaire, l’apprenti graveur s’est adonné à des exercices spécifiques, dont le verso de la planche conserve les traces.
On y trouve en effet plusieurs essais d’écriture : outre une signature à peine esquissé, Rigot de Montjoux s’est abondamment entraîné à écrire le nom de son supérieur, « M. le comte du Plessis-Belliere, colonel » (c’est à dire François Pierre Olivier de Rougé, comte du Plessis-Bellière, commandant du régiment de Flandres jusqu’en 1788).
A côté de ces essais de « gravure en lettres », il exerce sa main par de nombreux exercices : traits parallèles et croisés, pointillés, courbes, motifs en amande ou en spirale… Toute la moitié gauche de la planche sert de support à ces exercices pratiques. Nous y reconnaissons quelques-uns des motifs élémentaires présentés dans les planches de la section « gravure » de l’Encyclopédie, mais ces formes évoquent aussi les exercices préparatoires proposés aux élèves dans les manuels de calligraphie de l’époque.
On comprend l’intérêt de ces pratiques en observant le détail du portrait au recto : la carnation du personnage, la texture de ces vêtements montrent les possibilités d’application immédiate des techniques acquises par de tels exercices. Mais on doit remarquer que les hachures horizontales à l’arrière plan du portrait présentent de grandes variations de régularité : les traits rectilignes et régulièrement espacés font place, par endroit, à des lignes irrégulières et malhabiles. Il ne fait aucun doute qu’elles sont l’œuvre de deux mains différentes : celle d’un maître, assurée et régulière, et celle d’un l’élève, hésitante et malhabile.
(Cette notule est issue d’une communication donnée au séminaire « Lecture de planches » du laboratoire Intru, Université de Tours, en mars 2018)