Bréhémont, 1789 : débâcle et doléances

Le 24 janvier 1789, en vue des états généraux qui doivent se tenir au mois de mai, Louis XVI ordonne la rédaction dans chaque paroisse d’un cahier de doléances, qui regroupe les souhaits, remontrances et requêtes des sujets du royaume. Le 16 février, l’ordonnance est relayée par les officiers du bailliage de Chinon, qui en informent le syndic de Bréhémont le samedi 21 février. Pendant huit jours, les villageois échangent, discutent, débattent des revendications à formuler. Le dimanche 1er mars, à l’issue de la messe, le curé et le sergent royal font officiellement lecture de l’ordonnance à la communauté. « Apres avoir considéré entre eux, murement réfléchis et a la plurallités des voïes« , les paroissiens formulent leurs revendications, qui constituent un témoignage frappant des réalités sociales de l’Ancien Régime finissant.

Baisse de l’impôt

Sans surprise, à Bréhémont comme partout ailleurs, les revendications concernent au premier chef la répartition des richesses et de l’impôt. Après avoir dénoncé l’accaparement des terres par la noblesse et le clergé, mais également par « les bourgeois de Paris, Tours, Saumur, Chinon, Langeais, Azay et autres villes circonvoisinnes » (article 1), les villageois déplorent être les seuls mis à contribution pour la taille, les corvées et la gabelle. Le constat est formulé sans détour : « le tiers état de leur paroisse ne peut porter plus d’imposition, puisqu’il se trouve surchargé ». Les villageois déplorent : il n’est « pas juste que la classe la plus indigente soit écrasée ».

La situation leur paraît d’autant plus scandaleuse que le clergé et la noblesse sont exemptés de ces charges qui doivent financer les infrastructures collectives. Or, ce sont « Messieurs les ecclésiastiques et nobles qui profitent pour ainsy dire seuls des routtes et chemins par leurs voitures et chariots. Il les endommagent le plus. » (article 2). Dans cet état d’esprit, les articles 3, 4, 5, 7, 8 et 9 revendiquent successivement la diminution, voire la suppression des impôts (la gabelle, les aides et la taille) et des différentes charges qui pèsent sur le peuple.

Lutter contre la végétalisation du lit de la Loire

Mais c’est surtout l’article 6 qui retient notre attention, car les villageois y décrivent un phénomène spécifique à la topographie locale.

Sur le cours de la Loire se forment naturellement des îles. Celles-ci sont concédées par le Roi aux « seigneurs riches particulliers » moyennant le versement d’un cens assez modeste. Pour stabiliser ces îles et les exploiter, ces seigneurs y plantent des « bouillards » (peupliers) et des « gravanges » (oseraies), qui obstruent le cours du fleuve. Ces îles sont causes de naufrage et font « un tort considérable à la navigation ». Mais elles ont également des conséquences lourdes pour les habitants de la plaine alluviale, tributaires du bon état des levées qui les protègent. Accéléré et rejeté sur les côtés à cause de l’obstacle que constitue ces îles, le courant abîme les levées, « déroche les perrés », « et tous les hivers, les glaces s’entassent dans ces isles, font un rempart formidable, et par une suitte indispensable font jetter a l’encontre des levées tous les glacons, lesquels les endommages et tres souvent les font rompre ».

Sur fond de crise sociale, l’article 6 du cahier de doléances décrit ainsi en termes éloquents le problème (au demeurant très actuel) de la végétalisation du lit mineur du fleuve.

La grande débâcle de janvier 1789

Si la question surgit lors de l’assemblée du 1er mars 1789, c’est parce qu’elle est d’actualité. Après avoir décrit les conséquences funestes de la végétalisation des îles, les villageois expliquent : « Nous n’en avons que trop esprouvé l’effet cette année, et c’est précisement vis-à-vis des isles que les glaces ont rompu lesdites levées, et on peut dire qu’a tous instants il se fait du dommage aux levées occasionnées par les isles ».

Le mois de janvier a en effet été marqué par des événements considérables. Comme souvent, les glaces ont pris la Loire, qui s’est trouvé intégralement gelée. Mais cette année là, la débâcle a eu lieu en amont, alors que l’aval restait pris par le gel. L’eau redevenue liquide ne parvint pas à s’écouler. Elle souleva des « bancs » de glace, et constitua de véritables montagnes roulantes qui firent subir aux levées et aux berges des dégâts considérables. A Nevers, le 17 janvier, la débâcle causa une brèche longue de 80 mètres dans la levée. Le lendemain, le pont de Jargeau céda. A Orléans, les levées furent renversées et la glace laboura le val, ravageant terres et vignes. Le 23 janvier, la débâcle était à Tours et un mémoire rédigé par l’ingénieur de Montorcher décrit des murs de glaces « roulant d’une manière effrayante, [capable de] franchir les bords, monter sur les levées, former des montagnes de 15 à 20 pieds [5 mètres] d’élévation dans le sens même de la rivière ». Le pont de pierre qui faisait la fierté de la ville s’effondra le 25 janvier.

En amont de l’île de Bréhémont, c’est notamment le barrage du bec du cher, à Villandry, qui subit les assauts du fleuve. D’importantes brèches y furent ouvertes, qui engendrèrent l’inondation du val.

Transcription : le cahier de doléance de 1789

Cahier des plaintes, doléances et remontrances qu’ont dressé les habitans, corps et communauté de la paroisse de la Madelaine de Brehemont, dont partie relève du bailliage de Chinon et l’autre de celui de Langeais, au nombre de 247 feux, en conséquence de la lettre du roy pour la convocation des états généraux du 27 avril dernier, et d’ordonnance de messieurs les officiers dudit bailliage de Chinon du 16 fevrier, signifiée à ladite communauté en la personne de leur sindic de la municipallité le 21 dudit mois.

Tous les susdits habittans assemblés a la manière accoutumée au song de la cloche et sur led. publications faites desdittes lettres, reglement y annexé et ordonnance au prosne de la messe paroissiale, et a l’issüe d’ycelle par le sieur deservant et sergent royal de laditte paroisse suivant leurs certificats des 23 de fevrier dernier, apres avoir considéré entre eux murement réfléchis et a la plurallités des voïes, il a été arresté ce qui suit :

1°. Que leur paroisse et communauté ne contient que trois cent quatre vingt dix arpens de terre labourable et à bèche, et quelque prés et pastis communeaux, duquel nombre de terre il en est possédés par messieurs du clergé et de la noblesse environs cent soixante dix arpents ;

Il en est également possédés par les bourgeois de Paris, Tours, Saumur, Chinon, Langeais, Azay et autres villes circonvoisinnes cent trente arpens ou environ.

De sorte que les habittans qui forment le corps de la communauté dudit Bréhémont ne possèdent en propriétté qu’environ quatre vingt dix arpents, cy 90 arpens.

Néanmoins, ils payent seuls d’imposition tant en tailles, capitations, ,second brevet, pour les prisons de Chinon, corvées et imposts du sel, treize mille cent unze livres, non compris les vingtiesmes qui se montent à dix huit cent cinquante livres, dont les habitants en payent à raison de ce qu’ils possèdent pres de quatre cent cinquante livres. C’est donc environ treize mille cinq cent soixante une livres qu’ils payent annuellement d’imposition.  Cy : 13561 l.

A quoi il fault joindre les frais de collette, contraintes, commandements, saisies, intimations et emprisonnements que leurs font faire messieurs les receveurs des tailles et sel, montant par an a plus de huit cent livres. Cy: 800 lb.

Total qu’ils payent par an, cy : 14361 l..

Il est donc visible que le tiers état de leur paroisse ne peut porter plus d’imposition, puisqu’il se trouve surchargé. Il espère au contraire que messieurs du clergé et de la noblesse payeront les impositions a proportion des biens qu’ils possèdent, étant naturel que chacun des individus supporte les charges de l’état, n’estant pas juste que la classe la plus indigente soit écrasée, tendy que les autres n’en suporteroient aucunes.

2°. Lesdits habittans se pleignent encore de ce qu’on fait suporter au tiers état seul l’imposition des corvées. Se sont messieurs les éclesiastiques et nobles qui profitent pour ainsy dire seuls des routtes et chemins par leurs voitures et chariots. Ils les endommagent le plus. Ils ne peuvent donc se dispenser de particippé en raison de leurs biens au payement des corvées. Rien n’est plus juste.

3°. La gabelle est un impost desastreux, qui ruine la nation sans que l’état s’en trouve soullagé. La perception de cet impost coute à l’état plus qu’il ne lui raporte. Il occasionne la mort d’un nombre considérable d’individus et doit donc estre anéanti puisqu’il est plus onéreux que profitable.

4°. Il en est de mesme des aides. On pourroit empescher tous les abus qui se commentent en simplifiant ce droit et sa perception, qui est des plus onnéreux au peuple, et à la charge de l’état par les appointements, privilèges, exemption de ceux qui en font la recette et exerce ces droits.

5°. La perception des tailles et accessoires est aussi très couteuse a l’estat. On peut la simplier en réduisant le nombre des receveurs à qui l’ont paye des appointements considérables, et néanmoins ces receveur font faire au peuple des frais immences, par leurs huissiers de contraintes, lesquels regardent comme un fixe attaché à leur charges les frais qu’ils font aux collecteurs.

6° La partie des turcies et levées est encore à charge à l’état. Il y a trop de personnes qui se qualifient de privilégiés, par ce qu’il y sont employés. Il serait nécessaire de les réduire, ainsy que leurs appointements, qui se montent a des sommes considérables. On pourroit ainsy diminuer la quantité de travaux qui se font aux levées et turcies de la riviere de Loire.

Dans ce fleuve qui est tres rapide, il se forment des assablements qu’on appelle des isles. Les seigneurs riches particulliers les prennent a titre d’ascensement du roy pour tres peu de choses, et à la faveur de leur titre, ils font faire des plantation de bouillards (peuplier) et gravanges (osier), ce qui fait étrécir le lit de la rivierre, dont le courant se jette des deux costés sur les levées, desquelles il deroche les perrés et tous les hiverts, les glaces s’entassent dans ces isles, font un rempart formidable, et par une suitte indispensable font jetter a l’encontre des levées tous les glacons, lesquels les endommages et tres souvent les font rompre. Nous n’en avons que trop esprouvé l’effet cette année, et ces précisement vis-à-vis des isles que les glaces ont rompu lesd. levées, et ont peut dire qu’a tous instants il se fait du dommage aux levées occasionnées par les isles. Il seroit donc nécessaire pour epargner a l’état des travaux aussy couteux de détruire toutes les isles de la Loire, ce qui est facille à faire, en deffendant aux propriettaires d’ycelles d’y faire aucune plantations, ny d’i laisser croistre des bouillards. Les enjoindre d’abastre ceux qui y sont actuellement d’une quantité prodigieuse, lesquels ainsy que lesdites isles font un tort considérable a la navigation, faisant de temps a autres avarrier les batteaux. Enjoindre également aux propriétaires rivrains des chantiers de laditte rivierre de  planter en sauline et gravanges, chacun en droit soy, lesdits chantiers et assablement qui joignent aux levées. Ce fisant, le courant se tiendroit au millieu de la rivière, empescheroit les assablements, detruiroit les isles, soutiendroit les levées en les garantissants des courants de la rivière, ainsy que des glaces. Par ce moyen les travaux et ouvrages de messieurs les entrepreneurs desdites turcies et levées se trouveraient diminués considérablement, et les terreins sauvé du dangé qu’ils cours d’estre perdus a chaque instant par la rupture desdittes levées et des innondations qu’ils esprouvent continuellement.

Dans tous les temps, le gouvernement a ordonné lesdites plantations des chantiers et prononcées des deffenses de planter dans le courrant de la Loire, notamment par arrests de reglements des 12 janvier, 4 juin 1668, 25 avril 1703, 25 juin 1715, 10 février, 10 mars 1739, 7 septembre 1755, 11 février 1763, 29 aoust, 29 novembre 1764, décembre 1772, et 13 juillet 1783, mais ces loix ont resté sans estre exécutées pour le crédit et puissance des seigneurs qui se trouvent avoir pris du roy a titre d’ascensement lesdites isles de la Loire.

7°. La féodallité est encorre un droit tres onnéreux au peuple de la dernière classe. Les seigneurs obtiennent des lettres de commissaires a terrier, a la faveur d’un tarif excessif, souvent il arrive qu’un pauvre censitaire qui n’a qu’un ou deux petits morceaux de domaines de peu de valleur, par les droits de déclaration que ces commissaires exigent, il se trouve  obligé de payer plus que ne vault son terrain, et quelque fois, n’ayant de quoi payer, il pert sa propriété.

8°. Les privilèges qui sont accordés a une infinité de personnes qui les achetent a prix d’argent sont encore tres onéreux aux peuples les plus indigents, a la faveur de ces privileges elles ne payent point d’imposition quoi qu’elles possent des biens immenses, ce quelles devroient payer retombe totallement sur le même peuple qui ne peut manquer d’estre écrasé d’impositions, et le reduit à la mendicité.

9°. Les jurés priseurs sont d’aucunes utilités aux peuples, et un surcroit d’imposition considérable qu’il est bezoin de suprimer.

Fait et arresté le présent cahier en présence de tous les habittans assemblés ce premier mars mil sept cent quatre vingt neuf.

Archives communales de Bréhémont, déposées aux Archives départementales d’Indre-et-Loire, cote D1 (transcription : Rémi Jimenes).