La débâcle de janvier 1789 et l’effondrement du pont de Tours

Long de plus de 400 mètres, le pont de pierre de Tours (actuel pont Wilson) fut construit entre 1765 et 1778. Majestueuse porte d’entrée vers la ville pour les voyageurs venus du nord du royaume, le « Pont royal » constituait une véritable fierté municipale, à tel point qu’en 1787, Louis-Benoist de la Grandière, maire de Tours, voulu offrir au ministre et contrôleur des finances du royaume Charles-Alexandre de Calonne un tableau représentant le pont, les grilles de l’octroi et les activités commerciales qui s’y déroulaient. Oeuvre de Pierre-Antoine de Machy, l’un des meilleurs peintres d’architecture du royaume, ce tableau se trouve aujourd’hui conservé au musée des Beaux Arts de Tours, auquel il fut offert en 1968 par l’abbé Raymond Marcel.

Mais le 25 janvier 1789, deux ans après la commande adressée à Demachy, le pont qui faisait la fierté de la ville s’effondra. La cause de l’accident ? Une violente débâcle de la Loire. Le dégel ayant lieu en amont, tandis que l’aval restait pris, l’eau redevenue liquide ne trouva aucun débouché pour s’écouler dans le lit du fleuve, entièrement occupé.

Loire prise par les glaces aux environs de Saumur en 1880 (Le Monde illustré, 31 janvier 1880)

Cet événement « mémorable et assez extraordinaire pour mériter une dissertation détaillée » fut décrit par l’ingénieur en chef De Montrocher. Une copie de son texte se trouve aujourd’hui aux Archives départementales d’Indre-et-Loire sous la cote C241 (une autre semble conservée aux Archives municipales de Tours sous la cote BB82, f. 134 à 136, non consultée). La description de Montrocher est ébouriffante : il y décrit des montagnes de glaçons accumulées, qui lui évoquent « les roches de la forêt de Fontainebleau », et montre des murs de glaces « roulant d’une manière effrayante, franchir les bords, monter sur les levées, former des montagnes de 15 à 20 pieds [5 mètres] d’élévation dans le sens même de la rivière ».

Les levées sont avalées, les murs des maisons renversés et les rues obstruées par des « glasses entassées jusqu’à 8 ou 9 pieds de hauteur » (2,5 mètres). Mais l’eau liquide, qui soulève et pousse les glaces, cherche toujours à s’échapper. Deux piles du pont de pierre restent libres, qui absorbent l’intégralité du cours du fleuve : « On ne peut sans l’avoir vu se former une juste idée de la fureur d’un fleuve de 230 toises de largeur rétreci dans l’espace de 25. C’étoit un impétueux torrent chargé de glaçons énormes, qui portoit aux piles des coups aussi terribles que multipliés ; l’edifice en fremissoit et l’œil du spectateur ne pouvoit en fixer la vitesse. »

Deux jours après la débâcle, alors que le pont semblait avoir vaillamment résisté, il céda : la Loire, devenue torrent, avait été si puissante qu’elle en avait sapé les fondations.

Description aussi vivante que passionnée, le récit de Montrocher est rédigé dans un style si alerte que toute paraphrase supplémentaire semble inutile : il gagne à être lu tel quel.

Transcription

Mémoire sur la débâcle des glaces de la Loire qui s’est faite à Tours le 23 janvier 1789

La débâcle dont il s’agit est un événement mémorable et assez extraordinaire pour mériter une dissertation détaillée.

La riviere étoit congelée depuis le mois de novembre ; les glaces qui la couvroient n’avoient encore fait à Tours qu’un léger mouvement. L’eau croissoit ; sa hauteur étoit, le 19 du présent mois de janvier, de 9 pied 3 pouces au dessus de l’étiage. Elle monta le 20 jusqu’à 16 pieds 5 pouces et commença à donner de l’inquiétude. Le pont de bois d’Amboise avoit été entièrement détruit ce jour là à 3 heures du matin.
Toutes les glaces qui s’étoient détachées depuis Blois et au dessus se pressant et s’accumulant les unes sur les autres, rassemblées dans deux lieues d’espace, combloient le lit de la riviere entre Montlouis et Tours, tandis que de cette ville à Saumur et beaucoup plus loin, toute la surface congelée, qui n’avoit point encore été désunie, présentoit un obstacle invincible à leur écoulement.

Il en résultat des mouvemens périodiques dans la partie supérieure ; il dégeloit ; la riviere augmentoit ; son lit étoit absolument remplis depuis le fond jusqu’à deux ou trois pieds au dessus du niveau de l’eau ; des glaçons énormes, détachés les uns des autres, boulversés dans tous les sens, présentant l’aspect d’une immense carrière et, mieux encore, celui des roches de la forêt de Fontainebleau.

L’eau ne pouvant que filtrer pour ainsi dire entre les glaçons s’élevoit faute de débouché suffisant, et lorsque son volume commençoit à les faire floter, il en résultoit une débâcle momentanée plus ou moins étendue, jusqu’à ce que les glaces qui se serroient et s’amonceloient de plus en plus, s’appuyant sur le fond, eussent formé une nouvelle barriere. Tout s’arrêtoit alors ; l’eau remontoit au bout de quelques heures, le boulversement recommençoit ; les parties les plus basses des levées étoient inondées ; les murs et banquettes renversés ; des glasses entassées jusqu’à 8 ou 9 pieds de hauteur et interceptoient le passage dans plusieurs endroits.

Tout ce fracas se faisoit au dessus de Tours, et le fléau s’approchant sans cesse dans sa marche intermittente augmentoit depuis deux jours la crainte et le danger ; ce fut enfin le 23 que la ville en subit l’assaut.

La débâcle commença à huit heures et demi du soir. Les 15 arches du Pont neuf offroient un libre passage au fleuve plus solide que liquide ; l’eau étoit apparente sous toutes ces arches, et jusqu’à 20 toises environ au-dessous du Pont, où commençoit un banc de glaces superficielles qui regnoit jusqu’auprès de Luynes sur plus de deux lieues d’étendue. Le surplus en descendant s’étant débaclé depuis deux jours.

La rivière qui étoit basse lorsqu’elle se congela souleva en croissant ce banc de glace, et le détacha du bord incliné des levées ; on y voyoit un intervalle d’eau courante.

C’est dans cet état des choses que les glaces qui s’étoient arrêtées vers midi, un quart de lieue au dessus de la ville, de la maniere dont on l’a expliqué, partirent de nouveau. Leur marche précipitée se dirigea de Marmoutiers sur la levée de Saint-Pierre-des-Corps du nord-est au sud-ouest, et, formant un angle, se détourna vers l’extrêmité du Pont-neuf au nord d’ouest. La plus grande profondeur de la rivière déterminoit ces directions. C’est la seule route ouverte à la navigation quand les eaux sont basses, parce que les iles et gravieres adjacentes la rendent impossible, alors par toute autre voie.

Cependant, comme, dans le premier instant de l’explosion, l’eau qui poussoit la masse roulante étoit subitement monté de 14 pieds, 6 pouces à 18 et demi, et que toute la largeur de la rivière indépendamment du courant principal étoit couverte de glaçons accumulés, la décharge se fit pendant une demie heure avec la plus grande abondance sous les 15 arches ensembles. C’est par les premieres du côté de la ville qu’ont passé ces masses étonnans qui ont surmonté de 7 à 8 pieds la levée du mail Preuilly, faute de trouver une issuë au-delà.

Mais de grands obstacles s’opposerent a la continuité de cet écoulement général. 1°. Le banc de glaces inférieur immobile et de plus de deux lieues d’étendues ; 2°. l’extension de l’isle Simon passant sous trois des arches du milieu, remontant jusqu’à l’isle de l’entrepont et plantée, tant naturellement qu’artificiellement à l’amont et à l’avant du Pont, d’oziers et arbrisseaux appelés gravanches en terme local ; 3°. enfin, le bas-port du côté de la Foire le Roi et le grand banc de sable adjacent, surpassant de trois à quatre pied le niveau des basses eaux et découvert une grande partie de l’année.

Après avoir vu pendant deux jours les glaces supérieures roulant d’une manière effrayante, franchir les bords, monter sur les levées, former des montagnes de 15 à 20 pieds d’élévation dans le sens même de la rivière et s’arrêter tout à coup à plus d’une lieue de la ville, où il n’y a ni Ponts ni digue, ni obstacle capables de résister à un semblable torrent, après avoir vu, dis-je, ce phénomène se répéter 5 à 6 fois, toujours en s’avançant, on a dû être encore bien moins surpris qu’il se soit également manifesté aux approches des Ponts et le long de la ville.

Cependant, la stagnation n’eut lieu que vis-à-vis les 13 premieres arches ; la plus grande profondeur de l’eau entretint le courant sous les deux dernieres du côté du fauxbourg, tant par sa rapidité que parce que le banc des glaces inferieures etoit detaché de la levée, comme on l’a dit plus haut. On ne peut sans l’avoir vu se former une juste idée de la fureur d’un fleuve de 230 toises de largeur rétreci dans l’espace de 25. C’étoit un impétueux torrent chargé de glaçons énormes, qui portoit aux piles des coups aussi terribles que multipliés ; l’edifice en fremissoit et l’œil du spectateur ne pouvoit en fixer la vitesse.

Cette crise ne pouvoit pas être de longue durée. Le torrent en roulant elargissoit son cours au dessous du pont, froissant latéralement le banc de glaces qui le limitoit. A onze heure du soir, sa largeur etoit de cinq arches. Le lendemain matin de 7 et dans la journée du 24, toutes les glaces premieres, depuis le pont jusqu’aupres de luynes dispparurent entierement.

On aurait crû en voyant la riviere ainsi balayée au dessous du pont, que les glaces de la partie supérieure alloient se dégager, mais l’eai avoit baissé de quatre pied et demi, et les amoncellements qui s’etoient faits sur les sables y estant d’autant plus fortement comprimés n’ont pu être entraînés que successivement par le frottement latéral du courant.

Il est à remarquer que ces amoncellements de glaces d’amont, dont la hauteur excedoit de 5 à 6 pieds le niveau de l’eau ne joigoient le Pont qu’au droit des avant becs et formoient vis-à-vis de chaque arche un cintre assez reculé pour n’en obstruer aucune. On ne parle ici que des entassements du lit de la riviere, car ceux qui s’étoient faits sur les bas portes et les quais montoient de 18 jusqu’à 26 pieds au dessus de l’etiage. Mais ces depots enormes qui avoient fracassé beaucoup de bateaux n’etoient plus dangereux. L’eau etant trop basse pour les entraîner, ils se fondent peu à peu dans leur place.

Le 25 au matin, le courant superieur s’etoit elargi jusqu’à la sixieme arche, comprise et venant du fanxbourg à la ville sur le midi, son étendue etoit de 13 arches, et au déclin du jour, tout etoit débarassé.

Dans le premier moment de la debâcle, quelques rues du fauxbourg de Saint Pierre des corps et le bas de la Foire le Roi avoient été innondées de 3 à 4 pieds, mais le débordement qui s’étoit fait dans deux endroits du quai avoit cessé en moins d’un quart d’heure.

L’eau n’etoit plus le 25 qu’à onze pieds au dessus de l’etiage ; il passoit peu de glaces ; tout etoit calme ; chacun eprouvoit la douce censation qui succède à la crainte du danger, lorsqu’à huit heures et demie du soir, 48 heures apres le commencement de la debacle, on vint annoncer que le pont s’ecrouloit du côté du fauxbourg ; personne ne le pouvoit croire. Depuis deux jours, effectivement, ce pont  sembloit avoir fait ses preuves de solidité et chacun se plaisoit à le dire et à dissiper les doutes que de precendens echecs avoient fait naître. Nulle indice n’avoit annoncé la fatale catastrophe. Il fallu aller voir pour être convaincu.

Les quatre premieres arches du côté du fauxbourg sont absolument detruites, et leur chûte a ébranlé la cinquieme par la violence de la commotion ; cependant, les lézardes ne sont point apparente sous la voûte, ni aux têtes, mais aux parapets et sur le pavé suelement. On espère que le mal ne s’accroitra pas.

On auroit vu sans surprise ce desastre arriver au moment de l’assaut, tant il etoit terrible, mais comment, ayant soutenu la violence du choc, ce pont a-t-il subsisté 48 hjeures sans paroitre endommagé ? Voici ce que l’on croit probable :

Le courant a sûrement fouillé et enlevé les sables jusqu’au roc ; le piloti dégarni s’est trouvé à nud et isolé sous les piles, exposé par conséquent au choc des glaçons et des bois entraînés par le courant. Plusieurs pieux auront pu être cassés ou dérangés sans que la fondation ait manqué sur le champ. Mais la riviere encore rapide continuoit ses dégradations et il passoit toujours quelques glaces et pieces de charpente ; c’est sans doute leur percussion qui aura (si l’on peut s’exprimer ainsi) détendu le ressort et fait écrouler l’édifice.

A Tours, le 26 janvier 1789.

Archives départementales d’Indre-et-Loire, cote C241 (transcription : R. Jimenes)