34000 litres d’eau de vie en bord de Loire : un rude hiver à Bréhémont

Le 13 février 1755, le marinier Eustache Grasvault, de Saumur, se rend chez Michel Butard, le notaire de Bréhémont, afin d’obtenir une attestation justifiant le retard de livraison et les frais qu’il a engagés pour préserver les marchandises qui lui avaient été confiées.

Grasvault se trouve en effet coincé à Bréhémont depuis le 18 décembre 1754. Il faut dire que l’hiver est particulièrement rude. D’abord bloqué par les vents contraires qui l’ont empêché de poursuivre sa route, sa « voiture » (en réalité un convoi de plusieurs bateaux) a rapidement été pris par les glaces « au lieu appelé la levée de Milly » . Il est condamné à attendre la débâcle, qui pourrait n’avoir pas lieu avant le printemps… Les glaces qui menacent de briser les chalands l’obligent à mettre sa marchandise à l’abri, et voici Grasvault contraint à décharger « au long de la levée proche Milly » « cent quarante deux busses d’eau de vie, trente quatre d’huille, et autres comme prunes, pruneaux et pommes » . La busse étant un tonneau de 240 litres, ce sont plus de 34000 litres d’eau de vie qui passent ainsi l’hiver sur la levée.

Il y aurait là de quoi se réchauffer… ! Mais ces précieuses marchandises n’appartient pas à Grasvault. Elles sont la propriété des « sieurs Montpassant père et fils, marchands à Saumur » (probablement Aignan Maupassant père et Aignan Maupassant fils, deux représentants d’une importante famille de négociants saumurois). Il convient donc de faire garder les barriques « par gens exprès » pour éviter les vols, notamment la nuit, ce qui représente pour le marinier un coût considérable.

On pourrait croire la marchandise sauvée, mais Grasvault n’est pas au bout de ses peines. Le froid de cet hiver 1749-1750 est si intense que les douelles des tonneaux se rétractent sous l’effet de la sécheresse, et il faut faire appel au tonnelier du village, un dénommé Tourault, qui vient avec ses compagnons « rebattre et resserrer les cercles » des barriques avant que la marchandise ne soit complètement perdue.

Tonneliers, eau-forte de Jean Duplessi-Bertaux (1747-1818) [source : fonds Charlois]

Transcription

Par devant nous [Michel Butard], notaire en la cour du marquisat de Villandry et chastellenye de Savonniere, dans la residance de Brehemon, y demeurant paroisse de La Magdelaine, soussigné, a comparu en personne le sieur Eustache Grasvault, voiturier par eau demeurant ordinairement a Saumur, paroisse de Saint Pierre.

Lequel nous a remontré qu’il est luy et sa voiture arresté au lieu appelé la levée de Milly, paroisse de Brehemon, depuis le dix huit decembre mil sept cent cinquante quatre, premièrement par les vents contraires, et segondement par les glaces quy se sont mises dans la riviere de Loire, ainsy qu’il est notoire au public, en sorte que la Riviere a prise autour de ses basteaux, ce quy a obligé le sieur Grasvault de les decharger et mettre ses marchandises au long de la levée proche Milly pour les mettre a l’abry et en seureté contre l’evenement funeste quy le menaçoit evidamment.

Et comme la secheresse et rigueur de l’air avoit fait lascher les cercles des barriques et relaché les joints d’icelles, ce qui occasionnoit le filtrement de l’huille et de l’eau de vie entre les douelles et l’espace des fond, et la perte desdittes marchandises, pour laquelle evitter ledit sieur Grasvault a appelé plusieurs tonneliers, quy sont les nommés Tourault et ses compagnons, pour rebattre et resserrer les cercles, à ce moyen arrester le cour et filtrement desdictes marchandises, lesquelles marchandises il nous a declaré avoir enlevées chez les sieurs Montpassant père et fils, marchand a Saumur, pour rendre au desir des lettres de voiture aux lieux de leurs destinations, lesquelles marchandises consistent en cent quarante deux busses d’eau de vie, trente quatre d’huille, et autres comme prunes, pruneaux et pommes, que pour garantir la perte qu’auroit occasionné son retardement sur lesdittes marchandises, il a esté obligé pendant la nuit de les faire garder par gens exprès, jusques à ce jour.

Et pour rendre les faits cy-dessus pour certains, ledit Grasvault nous a requis, ainsy que les tesmoins cy apprès nommés, de nous transporter sur ledit lieu, où estant avons reconnus nous mesme la sincerité desdits faits, pourquoy en avons fait et dressé le present acte pour luy servir ce que de raison. Fait et passé sur ledit lieu en presance de venerable sieur Jullien Touschard, vicaire de laditte paroisse de la Magdelaine en Brehemon, et du sieur Pierre Prou, sindic de la ditte paroisse, aujourd’hui treize fevrier mil sept cent cinquante cinq, acte surchargé de nous, approuvé. Ledit S. Gravault a declaré ne sçavoir signer. Ont les témoins signés.

Archives départementales d’Indre-et-Loire, 3E17/58, 13 février 1755 5Transcription : R. Jimenes)