Naufrage en Loire (n° 1) : « un bois assez gros enfoncé dans le sable »

Les mariniers de Loire étaient garants des marchandises qui leur étaient confiées. En cas d’avarie, voire de naufrage, quand l’intégrité de leur chargement se trouvait compromise, ils avaient pour habitude de faire établir par un notaire un procès-verbal destiné à attester leur honnêteté et leur bonne foi. Ces procès-verbaux de naufrage nous renseignent sur le mode de vie et les conditions de travail des mariniers.

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Le 16 mars 1766, Claude Michon et Étienne Lancelot, deux mariniers d’Orléans associés pour le voyage, descendent la Loire en direction de Nantes, sur deux chalands chargés de blé et de farine. Ce sont les céréales de Beauce que l’on envoie vers l’un des plus grands ports de commerce de l’époque.

Les mariniers sont expérimentés. Leurs bateaux sont neufs et de bonne qualité. Le cours du fleuve leur est familier et ils ont pris soin de placer, à l’avant de leur convoi, un « guide ou conducteur de la toue » chargé de prévenir des éventuels obstacles. Rien ne semble donc pouvoir les empêcher d’atteindre leur destination.

Leur convoi passe le bourg de Bréhémont. A cet endroit, au XVIIIe siècle, le lit de la Loire se trouve occupé par un chapelet d’îles plus ou moins grandes, que les marins connaissent bien et qu’ils savent contourner.

La Férandière aujourd’hui, et ses îles qui n’en sont plus… (carte IGN)

Les chalands passent sans encombre l’île du croissant et s’apprêtent à longer l’île Goulier, quand soudain, à la hauteur de la Ferrandière, c’est-à-dire à quelques dizaines de mètres en aval du bourg, leur bateau le plus chargé heurte un obstacle caché dans le lit de la Loire, sous vingt-cinq à vingt-six pouces d’eau (environ 65 cm). La coque du chaland, emportée par la force du courant, plie sous la puissance du choc. Le navire est « fracassé vers son milieu et proche la courbe a verneau* ». Un trou se forme. L’eau pénètre avec force. Le bateau commence à couler.

A l’origine du drame, un simple rondin, « assez gros, enfoncé dans le sable, un peu penché, ayant son bout hors du sable, du costé du levant, un peu coupant, couvert de deux pieds d’eau ».

La marchandise est en voie d’être perdue. Le bateau s’enfonce dans le lit du fleuve, et déjà, les premiers sacs de grain sont emportés par le courant. Il faut agir. Dans l’urgence, les mariniers bénéficient d’« un secours étranger sans lequel touttes les marchandises contenues dans les deux batteaux estoient en danger d’avoir le mesme sort que celles qui flottoient ». A la tête d’un convoi de six bateaux chargés de blé, Louis Rivière (le bien nommé !) et son équipage, des mariniers de Châtellerault, parviennent à s’arrêter à vingt toises (40 mètres) du lieu de l’accident. A l’aide de « huit gros bastons de batteaux » et de cordage, ces mariniers aguerris parviennent à construire quatre chèvres qui maintiennent vaille que vaille le bateau à flot et l’empêchent de sombrer entièrement.

Ceux qui assistent à la scène depuis la levée ne tardent pas à se joindre aux opérations. Il faut l’intervention d’une trentaine de personnes pour sauver les marchandises qui peuvent l’être. Mais, en ce mois de mars 1766, la Loire est froide et, « attendu qu’il faut se mettre dans l’eau » pour effectuer le travail, les hommes exigent une rémunération convenable (20 sous par jour) en échange de leurs services, « et encore à la charge de les norir tous convenablement ». Pierre Charretier, « facteur de M. Mansant, entrepreneur des ouvrages du roi » accepte de leur louer « une grande toue pour la décharge » des marchandises, pour la somme considérable de quatre livres. Deux autres barques sont louées pour la somme plus raisonnable de 13 sous.

Malgré l’intervention rapide (et coûteuse !) des habitants, l’accident entraîne la perte d’une quantité importante de marchandises. Le notaire appelé en urgence pour dresser le procès-verbal s’embarque à son tour sur une toue pour faire les constations. Il prend le soin d’enregistrer le nom des hommes qui s’activent au déchargement du navire. Henri, Carré, Boureau, Egrou, Besnier… Comme leurs patronymes l’indiquent, ce sont les hommes du village, « tous pecheurs et fermiers demeurant en ladite paroisse de la Magdelaine de Brehemon, fors ledit Jean Mangieu qui demeure au Pont de Cez »

Interrogé avec son équipage, Louis Rivière indique « que l’accident s’estoit passé sous ses yeux, et que sans cette exemple, il estoit au moment d’eprouver le mesme sort, puiqu’il les suivoit d’assez prest ». Sans sa vigilance et sa prompte réaction, Bréhémont aurait connu, ce jour-là, deux naufrages au lieu d’un.

Transcription

« Le seize mars mil sept cent soixante six environ midy, par devant le nottaire royal en Touraine aux baillages de Chinon et de Langeais, résidant en Bréhémon soussigné, ont comparus les sieurs Claude Michon et Estienne Lançelot, voituriers par eau demeurant ordinairement en la ville d’Orléans, parroisse de Saint Marceau, de présent en nostre étude.

Lesquelles nous ont exposé :

Avoir chargé en société en laditte ville d’Orléans cent vingt muits de bled froment, deux cent soixante un sacs, scavoir deux cent un petits sacs et soixente gros, avec trente neuf quarts de fine fleur de farine de froment, le tout exprimé par la lettre de voiture par eux représentée et remise au mesme instant, expédiée par le sieur Garnier pour le sieur Carré, marchand commissionnaire en laditte ville d’Orléans, le huit de ce mois, lesdites marchandises livrées et chargées en deux batteaux ville d’Orléans pour rendre en celle de Nantes a l’adresse de Monsieur Delmestre, marchand en laditte ville ;

Qu’à l’heure presente, il vient d’arriver a un de leurs batteaux le plus chargé sur le milieu de la riviere de Loire en cette parroisse de la Magdelaine de Bréhémon, vis-à-vis la maison de la Ferrendiere, l’accident le plus impréveu et le plus facheux. Ce batteau, qui estoit couplé avec un autre a esté tellement fracassé vers son milieu et proche la courbe a verneau* que l’eau s’i est introduite si abondamment qu’il ne leur a pas esté possible de garrentir de l’eau touttes les dittes marchandises ;

Qu’ils ne peuvent pas positivement declarer ce qui peut avoir occasionné une telle fracture, mais que leurs batteaux estant neufs, et de bonne qualité, il a fallu que ce qui l’a endommagé de la sorte fut d’une résistance bien forte, les deux batteaux ayant pliez dans le moment de l’accident qu’ils soupçonnent être arrivé dans le fond dudit batteau ;

Que ce même batteau tenoit vingt huit ou vingt neuf pouces d’eau, par concéquent ce qui l’a blessé au fond estoit couvert d’environ vingt cinq a vingt six pouces d’eau, qui estoient plus que suffisant pour les empecher, ainsi que leur guide ou conducteur de la toue qui alloit devant de voir et prevoir ce danger inevitable ;

Que pour empecher ledit bateau de s’emplir d’eau par-dessus les bords, ils ont construits quatre chevres, et pour y parvenir, ils ont obtenus dans l’instant même de l’accident un secours étranger sans lequel touttes les marchandises contenues dans les deux batteaux estoient en danger d’avoir le mesme sort que celles qui flottoient ;

Qu’avent de quitter leurs batteaux, ils les avoient assurés, et y avoient laissé des hommes qui enlevoient les sacs et quarts qui ne se sentoient point de l’eau parce qu’ils estoient plus ellevéz que le niveau, pour les mettre en sureté ;

Que plusieurs personnes qu’ils ne connoissent point sont en état d’attester la verité des faits, le hazard les y ayant fait trouver ;

Que désirants rendre les faits ci-dessus etablis plus certains, ils nous ont conjointement requis de nous transporter avec eux et des tesmoins sur ledit lieu.

Ce que ne pouvant leur refuser nous sommes embarqués  dans une toue, avec plusieurs personnes qui se sont offertes pour tirer de l’eau les marchandises qui y sont, a titre de récompense, y estants tous arrivés, avons reconnu :  

Premierement que le batteau maltraité est rempli d’eau, et n’a vers son milieu qu’un demy pied de bord ;

Qu’il est soutenu avec des cordages sur huit gros bastons de batteaux qu’ils appellent chèvres ;

Que bien des sacs de farine et plusieurs quarts n’ont point mouillé, une autre partie des sacs et quarts ne le sont que d’un costé, et tout ce qui s’est trouvé au fond du batteau tant desdittes poches que quarts ont esté couvert d’eau et le sont encore ;

Que sans ce qu’ils appellent des chèvres, il est certain que ce batteau auroit esté précipité au fond de l’eau et auroit pu faire plonger l’autre ;

Et que les hommes qui travaillent à tirer de l’eau les marchandises sont au nombre de trente, non compris lesdits Michon, Lancelot et leur homme.

Nous avons ensuite par un des mesmes hommes fait visitter proche la courbe a verneau l’endroit fracassé. Il nous a dit que le trou estoit proche le costé du batteau du fond, et il y a en notre présence introduit un gros baston, a passé son pied, et que ladite courbe a verneau estoit eclatée, qui sont toutes les remarques qu’il ait pu faire a cause de la quantité d’eau épaise dont le batteau estoit remply, jusques au degré où l’eau est montée.

Nous avons par suite cherché à decouvrir ce qui avoit pu causer cet accident et avons reconnu que c’est un bois assez gros enfoncé dans le sable, un peu penché, ayant son bout hors du sable, du costé du levant, un peu coupant, couvert de deux pieds d’eau, lequel bois on a pu arracher.

Nous avons après cela fait conduire laditte toüe le long de six batteaux qui sont chargés de bled, et qui sont arresté à vingt toizes dudit lieu, où estant, après avoir appelé le maître desdits batteaux qui estoit à dîner avec ses hommes, et luy avoir demandé s’il avoit connaissance de quelle manière l’accident estoit arrivé au batteau desdits Michon et Lancelot, et s’il les connaissoit, ou ses gens, a répondu qu’il ne le connoissoit point, ny ses gens ;

Que l’accident s’estoit passé sous ses yeux, et que sans cette exemple, il estoit au moment d’eprouver le mesme sort, puiqu’il les suivoit d’assez prest ;

Que ses gens et lui avoient secouru le batteau, ce qui les avoit obligez de s’arreter ;

Qu’il n’estoient point cause de l’accident puisqu’ils leur est arrivé dans un endroit où on ne pouvoit en prevoir.

Interpellé de nous declarer son nom, surnom et sa demeure, a répondu se nommer Louis Riviere, voiturier par eau demeurant ville de Chatellerault, et estre propriétaire des six batteaux. Et ses hommes de batteau ont dit se nommer Jean De Vienne, Estienne Renoult, Louis Dubois, Louis Marigot, Antoine Guerier et autres, et estre tous de ladite ville et paroisse de Chatellerault, auxquelles particuliers non suspects, avons donné lecture a haute voix de tout ce qui est cy dessus expliqué, lesquels ont tous déclaré en leur honneur et consciance que les choses sont arrivées comme elles sont expliquées par ce presant proces verbal, et l’ont affirmé par le serment en nos mains qu’avons d’eux pris, en tel cas requis, qu’ils offrent de réitérer en cas de besoin, et ont signé au pied des presentes, fors ceux qui ont déclaré ne savoir signer, de ce enquis.

Ensuite, retournés auxdits deux batteaux avec lesdits Michon et Lancelot, ils nous ont requis pour se mettre a couvert de toutes suspicion et reproche de dénommer les particuliers qui deschargent ledit batteau par leur noms, surnoms, qualités et demeure, ensemble les toües petites et grandes qu’ils ont estés obligés de louer pour recevoir lesdittes marchandises et les descharger en lieu sür, et ce qu’il en coutera pour le tout, à partir de ce jour. En concequence, s’est aproché de nous Pierre Charetier, facteur de M. Mansant, entrepreneur des ouvrages du Roi, qui a loué une grande toue pour ladite décharge quatre livres ; Pierre Henry, Louis Carré, René Collesseau, Jean Mangieu, Mathieu Houdin, Jacques Mouis, Joseph Boureau, René Duveau, Pierre Mouis, René Egrou, Martin Carré, Jean Buron, Joseph Renault, Amable Besnier, René Herpin, Pierre Egrou, Gatien Audebert, Pierre Brange, René Besnier, et autres au nombre de trente, tous pecheurs et fermiers demeurant en ladite paroisse de la Magdelaine de Brehemon, fors ledit Jean Mangieu qui demeure au Pont de Cez, lesquelles dits particuliers, attendu qu’il faut se mettre dans l’eau, ont dit ne voulloir commencer de tirer ladite marchandise que moyennant le prix de vingt sols chacun homme pour ce jour seulement, que ledits Michon et Lancelot ont promis leurs payer, et pour les deux autres toües chacune traize sols, et encore à la charge de les norir tous convenablement, duquel avary, reconnoissances, declarations, affirmations, transport, payements, requisitions et protestations, reserves de droits, lesdits Michon et Lancelot nous ont requis le présent acte, que leurs avons octroyé  sur ledit lieu pour leur servir et valloir ainsy que de raison.
Faict et passé esdits bateaux, paroisse de La Magdelaine de Brehemon, où les avons tous jugés de leurs consentement, en presence de René Habert, Huillier, Jean Pean, Lavigne et autres témoins demeurant tous paroisse dudit lieu de Brehemon, lesdittes parties voituriers par eau, gens de travail ci-dessus nommés, et les témoins ont déclaré ne savoir signer de ce anquis, fors les sousignés. »

Archives départementales d’Indre-et-Loire, cote 3E17/54 (transcription : Rémi Jimenes).
Signatures de l’acte. Parmi les signataires, les naufragés Michou et Lancelot. Parmi la quarantaine de témoins interrogés, seuls quatre ont su signer : Louis Carré, Jean Reniaume, Alexis Picard et Louis Dubois (AD37 ; photo R. J.)

Lexique

* Verneau : « sur les bateaux de Loire, banc de mât transversal qui s’appuie latéralement sur les têtes des courbes de mât par l’intermédiaire des poussins. » (source : dictionnaire fluvial et batelier)